Il y a un moment, dans la vie, où l’on se sent suspendu. On n’est plus là où l’on était, mais pas encore là où l’on va. C’est comme rester suspendu entre deux souffles, avec la valise encore à la main et aucun lieu à appeler maison. Dans ces instants, on se rend compte qu’une partie de soi est restée en arrière, ou peut-être perdue à jamais.
Les sculptures de Bruno Catalano, artiste de renommée internationale, naissent de ce vide. D’une fracture intime, personnelle, qui devient universelle : des hommes et des femmes saisis dans l’acte de partir, de chercher, des figures monumentales en bronze auxquelles il manque quelque chose — un ventre, un flanc, parfois tout un torse — et c’est précisément dans ce vide qu’elles semblent trouver leur sens le plus profond. Leur force.
Catalano, né au Maroc en 1960 de parents italiens et contraint à l’exil en France à l’âge de 15 ans, a su transformer le déracinement en langage. Sa série la plus célèbre, Les Voyageurs, est un hommage à tous ceux qui traversent des frontières visibles et invisibles, souvent avec une seule chose à la main : une valise. À l’intérieur : des souvenirs, des désirs, des peurs, des origines.
Aujourd’hui, ces mêmes figures — fragiles et puissantes — peuvent être rencontrées aux quatre coins du monde : à l’entrée du Musée Subaquatique de Marseille, sur la place de la gare Saint-Lazare à Paris, sur la promenade de Monte-Carlo, et jusqu’il y a quelques mois, même sur les côtes de Sydney pour l’événement Sculpture by the Sea.
Actuellement, une large sélection de ses œuvres — organisée par la Galerie Ravagnan de Venise, avec laquelle l’artiste collabore depuis longtemps — est exposée à Crest, en Provence, où l’artiste a ouvert son nouvel atelier. Un retour idéal, dans un lieu de refuge et de création, qui s’entrelace profondément avec la Journée du Migrant et du Réfugié (4-5 octobre) : non pas une célébration rhétorique, mais une occasion d’écouter — et de voir — les histoires muettes de ceux qui partent, traversent, survivent.
Parce que ces figures incomplètes, traversées par le vide, ne parlent pas seulement de ceux qui ont quitté un pays. Elles parlent de nous tous. De ce que nous avons perdu, et de ce qui nous tient encore debout.
Catalano, commençons par ce vide qui apparaît souvent au centre de vos figures : que signifie-t-il pour vous, personnellement ?
« Pour moi, le vide est la trace d’un voyage sans retour. C’est l’erreur transformée en forme et en rédemption. Quand j’étais jeune, en fonderie, une coulée n’est pas sortie comme prévu : il y avait un trou dans le ventre d’une figure. Au lieu de le corriger — parce que je ne pouvais pas — j’ai décidé de laisser ce trou. Et là, j’ai compris : ce vide, c’était moi. Et je ne pouvais pas le cacher. Ce défaut est devenu le centre, le cœur de l’œuvre : le vide est là où se concentrent la douleur, la mémoire, la blessure, mais aussi la possibilité. »
Vous avez parlé de déracinement : né au Maroc, puis contraint à l’exil à Marseille avec votre famille. Dans quelle mesure cette expérience de jeunesse façonne-t-elle aujourd’hui votre art, votre recherche d’identité ?
« Totalement. C’est là que j’ai appris ce que signifie être suspendu. Se sentir appartenir à un lieu qui n’est plus chez soi, et regarder en arrière sans pouvoir revenir. À 15 ans, ce traumatisme te façonne comme rien d’autre. J’ai fait beaucoup de travaux manuels : marin, électricien ; mais la sculpture — admirer les œuvres de Rodin, Giacometti, César — a été la seule langue que je comprenais. Même si je ne pouvais pas étudier à l’Académie, j’ai appris dans les fonderies, les ateliers. J’ai laissé mes mains apprendre, et les erreurs devenir des possibilités. »
On pourrait dire que « l’erreur » pour vous n’a pas été seulement un accident technique, mais une ouverture psychologique ?
« Oui, exactement. L’erreur est un point de rupture, mais aussi de basculement. Quand parfois le bronze ou le plâtre ne correspondent pas à mon idée, quand la coulée est imparfaite, ce ne sont pas des échecs, ce sont des rencontres. Des rencontres avec moi-même que je ne connaissais pas encore. J’ai appris que ce que je considère comme une imperfection est souvent ce qui donne du sens, ce qui provoque l’empathie. Mes figures inachevées invitent le spectateur à se compléter, à s’imaginer. C’est un dialogue intérieur : mes figures ne sont pas achevées, elles sont vides, parce que je crois profondément que personne n’est complet. »
Vous affirmez qu’« on ne revient jamais entier » de certains traumatismes. Vos sculptures, donc, ne cherchent pas à guérir ?
« Non. Elles veulent témoigner. Et, peut-être, réconforter. Je ne crois pas en la perfection, ni en la clôture. Moi-même, je ne me sens pas “achevé”. Je viens du Maroc, je vis en France, mais je ne me sens pas français. Je suis un homme suspendu. Comme tous mes voyageurs. Je crois qu’une partie de nous — lorsqu’elle part — se détache pour toujours. Mais cette partie manquante peut devenir notre centre de gravité. C’est là, précisément, que l’on pose la valise. »
Justement, la valise, objet incontournable dans vos sculptures. Que contient-elle ?
« Tout. Des souvenirs, des rêves, des peurs. C’est un concentré de l’âme. Celui qui voyage, qui migre, qui s’éloigne — par nécessité ou par choix — emporte toujours avec lui quelque chose d’invisible. C’est comme si le corps se vidait pour faire de la place à l’histoire qu’il transporte. Et cette histoire est toujours plus grande que le corps lui-même. »
Vous avez dit : « Je me suis sauvé grâce à l’art ». Que voulez-vous dire ?
« J’avais touché le fond. C’était en 1988. Je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je voulais parler au monde, mais je n’avais pas les mots. Mes mains, oui. Mes mains savaient faire. Et j’ai décidé de leur faire confiance. J’ai commencé à modeler le plâtre, puis la terre cuite. J’ai étudié seul. J’ai travaillé en fonderie, j’ai observé, copié, échoué. Et puis, un jour, tout a explosé. C’était comme si une intelligence en moi ne voulait plus se taire. »
Croyez-vous en Dieu ?
« Oui. J’y crois profondément. Je pense avoir été guidé. Quand j’ai laissé parler mes mains, tout a commencé à couler. Mes œuvres sont nées ainsi : non pas d’un projet, mais d’une urgence. Ce n’est pas moi qui les ai cherchées. Ce sont elles qui m’ont trouvé. »
Le public, face à vos œuvres, voit ces figures monumentales, les valises, les sacs, mais aussi le manque. Quelles réactions avez-vous observées ?
« Beaucoup de gens sont émus. Je me souviens, une fois, de deux migrants à Marseille, ils regardaient ma sculpture. Ils ont lu la plaque, puis l’un a dit à l’autre : “C’est une bonne personne.” Ça m’a bouleversé. Mes sculptures parlent à la peau. Elles n’ont pas besoin d’explications. Et peut-être pour cela, elles ne sont jamais vandalisées, même lorsqu’elles sont exposées en plein air. Elles sont incomplètes, comme nous. Et ceux qui les regardent s’y reconnaissent. »
Vivre et créer avec l’erreur demande du courage. Est-ce une blessure ouverte, ou une blessure qui se transforme ?
« C’est les deux. C’est une blessure ouverte, parce qu’un morceau ne revient jamais. Mais c’est aussi une transformation. Parce que la douleur, si elle reste douleur, paralyse. J’ai choisi de la transformer en matière, en forme, en sculpture. Pas forcément en beauté au sens conventionnel, mais en une beauté qui émeut, qui fait réfléchir. Quand je crée, je ne cherche pas à masquer l’erreur : je la célèbre, je la mets en valeur. C’est de là que naissent mes œuvres les plus fortes. »
Vous avez dit que vous ne croyez pas en un art politique de dénonciation directe. Alors, selon vous, quel est le rôle de l’artiste aujourd’hui, dans un monde marqué par les migrations, les guerres, les identités fragmentées ?
« Je crois que l’art doit témoigner. Pas nécessairement crier. Témoigner par la présence. Par les formes, par le vide qui reste, par le manque visible. L’art est un lieu sacré de la mémoire, de l’appartenance, de l’humain qui ne se laisse pas instrumentaliser. Et, en cette Journée du Migrant et du Réfugié, je pense que ces expositions — ces figures — peuvent être des portes ouvertes au dialogue : pour voir l’autre avec empathie, pour sentir que la douleur de l’autre peut résonner en nous, pour reconnaître que nous portons tous une valise — matérielle ou intime — et que dans cette valise se trouve ce que nous sommes. »
Quel est aujourd’hui, en regardant votre parcours, votre dialogue intérieur avec ce passé de déracinement ?
« C’est un dialogue permanent. Je n’ai pas de recettes pour guérir, ni pour me résigner. Je vis dans le présent avec une conscience du vide que je porte, mais que je ne crains pas. Je l’utilise comme une énergie. Je le vis comme une loupe : il me permet de voir les parties de moi qui fonctionnent, qui construisent, qui résistent. Et quand quelqu’un regarde une de mes sculptures et reconnaît le vide, reconnaît la perte — mais aussi l’espoir — je comprends que l’art et la vie sont entremêlés. Je crée pour cela : pour partager ce parcours, afin que personne ne reste seul avec ses valises invisibles. »
Aujourd’hui, votre valise s’est-elle un peu allégée ?
« Un peu, oui. Peut-être parce que maintenant j’arrive à raconter. À faire sortir. À apporter du réconfort. Et quand je sens que mes œuvres parlent au cœur de quelqu’un, ce vide se remplit — ne serait-ce qu’un instant — de sens. »






















































































